Personnages et modèles. Admiration, imitation, subversion
En 1926, dans un texte qu’il consacre à Bossuet, Valéry maintient que « ce qui peut intéresser encore les modernes aux lettres anciennes n’est pas de l’ordre des connaissances, mais de l’ordre des exemples et des modèles[1] ». D’une œuvre du passé, semble suggérer Valéry, nous héritons seulement la forme, son fond ne pouvant être récupéré qu’à travers un geste d’érudition insuffisant à intégrer les contenus de l’œuvre en question au présent de notre lecture. Or Valéry recourt ici à la notion de modèle dans une de ses acceptions possibles. Ce sont en effet au moins trois des sphères d’application principale de ce terme. La première sphère, celle où puise Valéry, est la sphère de l’épistémologie : le modèle est une construction théorique et formelle façonnée en amont des données empiriques, mais permettant de les expliquer par le biais d’un processus qui relève de la généralisation. La deuxième sphère est celle de l’esthétique : chaque texte a pour modèle un ou plusieurs textes qui l’ont précédé et qui en construisent l’horizon d’intelligibilité (LesConfessions de Rousseau sont pensées depuis leur titre pour être lues en miroir de celles d’Augustin, Ulysses de Joyce de l’épopée homérique). Dans cette acception, le modèle coïncide avec l’intertexte de l’œuvre en question. La troisième sphère est celle de l’éthique : le modèle est un exemple de conduite, édifiante ou à fuir, généralement incarné par un personnage exemplaire. Ainsi conçu, le terme s’inscrit dans la tradition des caractères qui va de Théophraste en passant par La Bruyère jusqu’au pragmatisme anglo-saxon.
Quel est le rôle joué par les personnages dans l’articulation entre ces différentes sphères d’application du terme modèle ? Mot latin (personatium) entré dans la langue française au XIIIe siècle pour définir une figure ecclésiastique de haut rang, son emploi dans le discours littéraire renvoie à son tour à trois dimensions, complémentaires à celles évoquées au sujet du modèle et présentes à la fois dans les récits fictionnels et dans ceux non fictionnels. En premier lieu, une dimension thématique (le personnage en tant que représentant d’un groupe plus large d’individus ou d’idées : L’Adolescent de Fiodor Dostoïevski) ; en deuxième lieu, une dimension mimétique (le personnage en tant que personne réelle ou possible : Limonov d’Emmanuel Carrère) ; en troisième lieu, une dimension synthétique (le personnage en tant que construction au sein d’une plus large construction, le récit, dans laquelle il existe et qu’il résume en soi : La femme des sables d’Abe Kôbo). Le débat sur le personnage est en effet souvent perçu comme étant partagé entre, d’une part, les approches qui considèrent les personnages comme des personnes (avec les mêmes droits et obligations) et, d’autre part, celles qui les regardent comme les produits d’une construction langagière (avec leurs propres règles et fonctionnements).
Financée par l’Institut thématique interdisciplinaire Lethica dans le cadre du projet post-doctoral de Matilde Manara, la journée d’études Personnages et modèles : admiration, imitation, subversion, qui aura lieu à l’Université de Strasbourg le 12 septembre 2024, s’articulera en trois sessions, ouvertes par une conférence plénière de Caroline Julliot intitulée « Exemplarité' » ou « modélisation » ? (F. Wagner) Pour une relation critique au personnage mythique. La première session (Ethos du personnage, éthique de la lecture : perspectives théoriques) est conçue comme un prolongement des réflexions menées par les chercheuses et les chercheurs de Lethica travaillant au sein de l’axe « Approches historiques » : elle sera consacrée à l’étude du personnage en littérature dans une perspective théorique. Les travaux de la deuxième session (Le personnage sur scène : un modèle à travers les siècles ?) se situent dans le prolongement de l’axe « Éthique et thérapeutique », ainsi que des thématiques « Révolutions morales » et « Faire cas, prendre soin ». Ils seront consacrés à l’exploration des enjeux éthiques dans la construction du personnage-modèle, conçu à la fois comme réservoir de comportements humains et comme figure exemplaire (ou contre-exemplaire) encourageant les individus à l’exercice de certaines aptitudes psychologiques. L’une des questions qui pourront être évoquées lors des différentes interventions est la suivante : que se passe-t-il lorsqu’un personnage s’évade ou contredit le modèle (esthétique, épistémologique ou éthique) dans lequel il a été inscrit par son auteur ? Quels rapports de force règlent la relation entre personnage, auteur et lecteur ? Est-ce que ce même rapport peut nous aider à repenser le caractère non linéaire (et peut-être même non autoritaire) d’autres modèles de comportement qui sont en place dans nos vies ? La troisième session (Personnages en jeu, personnages joués) vise à interroger la question du rapport entre personnage et modèles dans d’autres sphères que celle de la littérature et de la fiction romanesque. On s’intéressera ainsi aux jeux vidéo (et particulièrement aux NPCs, les Non-player Characters), mais également au théâtre pour réfléchir à la fonction accordée au public dans la construction des personnages (débat sur la vision/lecture sexuée, question de la représentativité en matière de handicap ou des minorités). L’un des objectifs de cette troisième session, conçue en lien avec l’axe « Approches interculturelles » de Lethica, consiste à sortir du cadre strictement littéraire pour replacer au centre des échanges le problème de la réception et de son rôle dans l’articulation du rapport entre personnage et modèle.
[1] P. Valéry, « Sur Bossuet » [1926] Paul Valéry, Œuvres I, éd. J. Hytier, Gallimard « Bibliothèque de la Pléiade » 1957, p. 498.