Covideuil : quelle place pour le deuil en période d’épidémie ?

Regards croisés de chercheurs sur la Covid-19 : psychologie

Spécialiste du deuil et de la mort et directrice du Centre international des études sur la mort, Marie-Frédérique Bacqué s’intéresse au vécu du deuil en période d’épidémie avec une dizaine de chercheurs de l’équipe d’accueil "Subjectivité, lien social et modernité" (Sulisom) qu’elle dirige. Lancée le 1er février 2021, l’étude Covideuil bénéficie d’un financement ANR pour 1 an.

 

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Qu’est-ce qui vous a étonnée du point de vue de la mort durant la première vague de l’épidémie ?

Ce qui m’a frappée dans la société française, c’est la manière de parler de l’épidémie à travers la mort et de faire comme si elle était uniquement liée à la Covid-19. Chaque soir, le décompte morbide déclinait les morts du jour, jusqu’à son pic, le 1er avril avec environ 1 000 décès. La mort n’est souvent traitée par les médias que de façon spectaculaire et fascinante. Comme si nous avions oublié qu’il y avait des morts tous les jours. Par exemple en 2019, 1 700 personnes en moyenne sont décédées chaque jour. En France, nous ne parlons pas de ces morts du quotidien parce que la plupart d’entre nous meurt dans son lit.

Sur quoi porte l’étude Covideuil ?

En mars, les rites funéraires (voir le mort, l’habiller…) ont été interdits. Les cimetières et les lieux de recueillement ne seront rouverts qu’à partir du 11 mai avec un nombre maximum de 20 personnes, les inhumations autorisées avec 10 personnes et 5 pour les crémations. Notre recherche consiste à observer comment les personnes touchées par la mort d’un proche, que ce soit de la Covid-19 ou non, ont pu vivre les restrictions rituelles pendant l’épidémie. Il s’agit d’une étude du deuil psychologique, ce que ressent l’endeuillé, mais aussi sociologique, ce que ressent le groupe et anthropologique, quelles sont les représentations collectives de la mort et des morts. Nous étudions la restriction des rituels et des échanges avec le mort pour observer s’ils ont entraîné des deuils traumatiques ou pathologiques, dont le processus ne s’arrêterait pas.

Comment va-t-elle être mise en place ?

Nous allons passer par les réseaux sociaux notamment d’associations de personnes endeuillées pour essayer de regrouper un ensemble de 500 personnes au total. Elles rempliront un premier questionnaire, puis le même 6 mois et 1 an plus tard. Le tout, avec l’accompagnement d’un chercheur psychologue du Sulisom, soit 10 au total pour ce projet. Pour ce faire, nous avons demandé l’accord du comité d’éthique pour la recherche de l’Université de Strasbourg. Les questions seront larges, du type : parlez-nous du défunt, de la mort, des rites, du deuil… L’étude va également être déclinée via des membres du Centre international des études sur la mort dans d’autres pays : au Québec, en Belgique et en Suisse francophones, ainsi qu’en Italie, dont est originaire une de mes anciennes doctorantes Idex.

Quel objectif ?

Grâce aux études menées avec les autres pays, cette recherche apportera beaucoup sur le plan comparatif. Le but est aussi de proposer des pistes d’accompagnement des endeuillés en période d’épidémie. Je conseille déjà par exemple de filmer les cérémonies ou pour les soignants, les derniers mots du patient s’il est isolé. Les personnes qui ont perdu un proche en avril-mai n’ont pas bénéficié de ces rites de manière irrécupérable, c’est un phénomène grave sur le plan du deuil.

Propos recueillis par Marion Riegert

Le Centre international des études sur la mort (Ciem) est le nouveau nom adopté en 2020 par la Société de thanatologie. Créé en 1966 et dirigé par Marie-Frédérique Bacqué depuis 2010, le centre est un regroupement de scientifiques et de praticiens ouvert au grand public qui souhaite étudier et faire connaître les faits, les discours et les représentations sur la mort et le mourir dans les civilisations humaines.

Il propose une revue semestrielle : Études sur la Mort, composée d’articles scientifiques français et internationaux écrits par des spécialistes de la question, toujours dans un style accessible au grand public. Le dernier numéro porte sur le colloque « Mort traumatique, deuil traumatique » organisé en 2019 par l’équipe d’accueil Sulisom.

Regards croisés de chercheurs sur la Covid-19
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