Entrepreneur à succès, Gilles Babinet a présidé le Conseil national du numérique en France et signé plusieurs essais sur les mutations économiques, culturelles et sociétales provoquées par les nouvelles technologies (L’Ère numérique, un nouvel âge de l’humanité, 2014 ; Big Data : penser l’homme et le monde autrement, 2015 ; Refondre les politiques publiques avec le numérique, 2020 ; Comment les hippies, Dieu et la science ont inventé internet, 2023). Dans ce livre, il fait l’audacieux pari de démontrer que l’intelligence artificielle, quoique souvent critiquée pour son impact écologique néfaste et notamment son empreinte carbone, pourrait bientôt devenir la meilleure alliée de la transition écologique et environnementale.
Cette proposition à contre-courant repose implicitement sur deux constats parallèles. D’abord, Gilles Babinet rappelle régulièrement, chiffres à l’appui, le rôle déterminant des principales activités humaines dans la production de CO2. Si la part du numérique n’est actuellement que de 2,5 % (p. 65), la démultiplication des équipements électroniques (objets connectés, électronique embarquée à bord des différents types de véhicules) constitue un puissant facteur d’augmentation des émissions du secteur (p. 69) ; de leur côté, les transports constituent 21 % des gaz à effet de serre à l’échelle de la planète, mais près de 40 % en Amérique du Nord, et à tout le moins 30 % en France (p. 83) ; les chaînes logistiques ne sont pas en reste (7 %, p. 100) ; l’industrie et l’agriculture se taillent une part égale mais proportionnellement fort importante (24 % chacune, p. 101 et p. 146, soit près de 50 % du total) ; quant à la production d’énergie, sa contribution au réchauffement climatique n’est elle-même pas négligeable, même si elle varie beaucoup selon les régions et les moyens utilisés.
L’autre constat est le développement fulgurant de l’intelligence artificielle, à une vitesse qui aujourd’hui dépasse même la fameuse « loi de Gordon Moore », un chimiste et physicien américain qui avait prédit, voici soixante ans, que la puissance de calcul des microprocesseurs doublerait tous les deux ans. L’IA atteint désormais une puissance inégalée dans ses diverses déclinaisons. Pour ne donner qu’un seul exemple, le premier « modèle large de langage » du type « transformeur génératif pré-entraîné » (pre-trained generative transformer ou GPT, selon son célèbre acronyme) comportait 117 millions de paramètres lors de son lancement en 2017, tandis que GPT-4, apparu début 2023, en comptait déjà plus d’1 billion (ou un millier de milliards) : même si le flou est désormais maintenu sur le nombre de paramètres mobilisés par la dernière version, GPT-5, sortie le 7 août 2025, cette intelligence artificielle générative se révèle dans les faits toujours plus performante, et l’on peut dès lors s’attendre à voir opérer, dans les prochaines années, « des modèles capables de gérer des dizaines de milliards de paramètres » (p. 8).
Cette aptitude à simultanément traiter et synthétiser une très grande multiplicité de facteurs rend les intelligences artificielles particulièrement utiles pour certaines tâches de prédiction impliquant des environnements et des données variées, comme la conduite d’un véhicule, la supervision d’un trafic (routier, aérien, logistique), la gestion de stocks et d’achats… Gilles Babinet défend donc l’idée qu’une utilisation optimisée de l’IA dans l’agriculture, l’industrie, la production d’énergie et bien sûr les transports ou les chaînes d’approvisionnement permettrait de réduire considérablement l’impact environnemental de ces diverses activités.
Il ne s’agit pas de nier, ce faisant, l’empreinte écologique de cette technologie elle-même : l’apprentissage des machines nécessite structurellement une consommation importante d’énergie, et « on estime ainsi que la facture énergétique de ChatGPT est de l’ordre de 700000 dollars par jour, ce qui se traduit par des émissions de CO2 quotidiennes de l’ordre de 2200 tonnes ! » (p. 59). Mais il convient néanmoins de distinguer, selon l’auteur, « les phases d’apprentissage des modèles d’IA, très intensives en énergie mais limitées à la construction d’un modèle qui ne s’effectue qu’une seule fois, et les phases d’exploitation, autrement appelée l’inférence, pour lesquelles la consommation est moindre » (p. 70).
De même que la consommation énergétique des ordinateurs ou des véhicules s’est réduite, parallèlement à l’optimisation de leurs architectures et de leurs besoins en ressources de tous types (calcul, énergie, espace, volume…), on peut raisonnablement attendre une régulation et une diminution de l’impact des usages numériques sur l’environnement – à moins que ne l’emporte le pervers « effet rebond » qui fréquemment fait qu’une nouvelle technologie, en voyant ses coûts d’exploitation baisser, voit aussi son usage croître au point de provoquer, de manière secondaire, de nouvelles manières d’augmenter les émissions de gaz à effet de serre (il en alla notamment ainsi pour le transport aérien, ou la taille et le rôle des véhicules dans la pollution urbaine).
L’enjeu est donc bien finalement éthique : il ne s’agit pas, en effet, de modérer voire d’empêcher l’utilisation d’outils numériques comme les intelligences artificielles, mais plutôt de la rendre « plus responsable » en favorisant des logiques de mutualisation et d’optimisation des ressources – que ces dernières soient agricoles, énergétiques, logistiques, scientifiques, ou même immobilières et spatiales. Des entreprises se spécialisent aujourd’hui dans l’amélioration des usages robotiques et le développement de ressources collectives – en termes de bâtiments ou de véhicules par exemple – tandis que d’autres misent plutôt sur la conception d’assistants personnels (AI companions) susceptibles de guider leurs utilisateurs vers des modes de consommation plus écologiques et raisonnables.
L’avènement de tels systèmes coordinateurs et optimisateurs, grâce aux intelligences artificielles, marque l’entrée dans une nouvelle ère que Gilles Babinet caractérise comme « celle de la plateforme, où transversalité et collaboration sont des facteurs centraux » (p. 207), à rebours des logiques prédatrices et concurrentielles qui prévalent encore de nos jours. C’est ce scénario quelque peu utopique que l’auteur développe dans son dixième et dernier chapitre, intitulé « Une journée dans la vie de Sophie : vivre, habiter, travailler en 2040 », qui prend alors l’allure d’une salutaire fiction prospective sur les meilleurs usages possibles de l’IA à des fins écologiques dans un futur proche.
Anthony Mangeon - Configurations littéraires