Dans le débat philosophique occidental, la réflexion sur le concept de reconnaissance remonte au Théétète de Platon, puis est relancée par Descartes, mais ne recouvre une position centrale qu’à partir de Kant, et plus fermement encore de Hegel. Chez ce dernier, la pensée de la reconnaissance n’a pas trait à la dimension épistémologique : contrairement à son équivalent français (reconnaissance), il n’y a, dans le mot Anerkennung, aucune référence immédiate à la connaissance, mais uniquement à la découverte (Erkennung) de l’autre, de l’individu et, par-là, du monde. Introduites en France dans les années 1940 par l’intermédiaire d’Alexandre Kojève, les thèses hégéliennes se nourrissent progressivement de celles de Marx, inaugurant ainsi un champ d’études (les théories de la reconnaissance) dont les représentants principaux sont Axel Honneth et Paul Ricœur. Dans le contexte anglophone, ce sont en revanche l’œuvre de Ludwig Wittgenstein et la réflexion sur la démocratie (menée par Tocqueville, mais aussi par John Dewey, Alain Locke, Richard Rorty et d’autres pragmatistes états-uniens) qui s’allient aux sources de l’idéalisme allemand, encourageant des penseurs comme Charles Taylor, Nancy Fraser, Stanley Cavell ou Cora Diamond à se pencher sur la reconnaissance pour en faire l’un des piliers de leur méditation sur les révolutions morales. Cette notion a été forgée en 2010 par le philosophe ghanéen Kwame Anthony Appiah dans The Honor Code, ouvrage qui étudie les changements dans notre compréhension – mais aussi et surtout dans la manière dont cette compréhension se fixe dans des pratiques codifiées – de l’honneur et des différentes valeurs (la dignité, le respect de l’autre, la loyauté, etc.) qui lui sont rattachés au cours de l’histoire. En s’intéressant aux processus qui conduisent au bannissement de mœurs autrefois tolérées et progressivement considérées immorales, Appiah ne se borne pas seulement à ouvrir le débat sur la reconnaissance à des contextes non-occidentaux (en analysant par exemple la traite atlantique ou le bandage des pieds dans la Chine aristocrate du tournant du XIXe siècle), mais il met également en relief une contradiction cruciale inhérente à ce concept. Le droit à la reconnaissance dont chaque individu peut se réclamer ne va en effet pas de pair (et parfois même s’oppose franchement) avec la reconnaissance de ce droit chez autrui. Au fil des deux dernières décennies, la diffusion des théories de la reconnaissance a en effet eu un impact significatif dans le développement de différentes disciplines, ouvrant des nouvelles pistes de réflexion en socio-économie, en éthique animale, ou encore en pédagogie. En parallèle, le vocabulaire de la « demande de reconnaissance » s’est répandu dans le domaine de la psychologie et des pratiques de développement personnel, signe qu’elle joue un rôle central dans le maintien du bien-être et dans la construction de l’identité. Cependant, s’il est vrai qu’une telle présence témoigne de l’importance que cette notion recouvre dans le débat culturel (ainsi que d’autres qui font partie de la même constellation sémantique, comme attention, justice, gratitude, mésentente, égalité), elle n’en suggère pas moins que la reconnaissance n’est pas encore une valeur aux contours arrêtés, et qu’elle ne s’est pour le moment pas traduite en un ensemble de démarches individuelles et collectives visant sa protection.
Matilde Manara



