La précision du poète et l’imagination du scientifique
Leçon inaugurale par Monica Manolescu, titulaire de la Chaire Marc Bloch USIAS 2024-2026
Avec une introduction par Roland Recht, Chaire d'Historiographie de l'art
Cette conférence est la leçon inaugurale de la Chaire Marc Bloch de l'USIAS. Elle s'adresse à un large public, qui sera invité à s'informer sur le sujet auprès d'un chercheur pionnier travaillant aux frontières de la recherche. La conférence se déroulera en français.
La conférence constitue la deuxième partie de l'ensemble de l'événement inaugural, elle fait suite à la leçon inaugurale de la Chaire Paul Ehrlich « Les maladies rares génétiques, ou l'histoire d'une antenne cellulaire négligée » par la généticienne Hélène Dollfus - voir le programme complet de l'après-midi.
"La précision du poète et l’imagination du scientifique" : Itinéraires dans les études américaines
Que se passe-t-il quand au sein d’une littérature définie en termes nationaux fait irruption un écrivain trilingue, qui vient d’ailleurs, chassé par les vicissitudes de l’histoire, et qui se réinvente dans la langue de son pays d’accueil ? Un tel écrivain fait bouger les lignes, prend des libertés avec sa langue d’adoption et propose une synthèse de plusieurs traditions culturelles. Quand cet écrivain est, en plus, entomologiste réputé qui a découvert et nommé de nouvelles espèces de papillons, la littérature se joint à la science dans une autre synthèse, celle de la « précision du poète et l’imagination du scientifique ».
À partir de l’exemple de l’écrivain russo-franco-américain Vladimir Nabokov (1899-1977), cette leçon inaugurale trace les itinéraires de Monica Manolescu dans les études américaines, à la croisée des langues, des cultures et des disciplines. Alors que la spécialisation domine nos modes habituels de recherche, certains objets d’étude et figures culturelles résistent à l’ancrage unique. Ils nous invitent à les suivre dans leurs dynamiques d’hybridation, nous proposant une leçon éthique sur l’importance de l’altérité et la richesse de l’autre, leçon dont nous avons grandement besoin dans nos sociétés à l’aube du XXIe siècle.
Dans un premier temps, l’accent sera mis sur le travail dans les archives new-yorkaises de Monica Manolescu, qui a conduit à la publication de textes inédits de Vladimir Nabokov dans le Cahier de l’Herne Nabokov qu’elle a co-dirigé avec Yannicke Chupin (2023), ainsi qu’à la publication d’un journal jusque-là inédit de Véra Nabokov, épouse de Vladimir Nabokov, qui nous donne un aperçu passionnant de la publication américaine de Lolita.
Dans un deuxième temps, la leçon va aborder la question de l’expérimentation littéraire, à travers la recherche sur des écrivains qui renouvellent la manière dont nous pensons la littérature et qui créent des textes radicalement innovants. Nabokov était un de ces auteurs, mais pas le seul. Sera ainsi esquissé un deuxième champ d’étude, celui de la littérature expérimentale aux États-Unis aujourd’hui, à la fois sur papier et en mode électronique, embrassant les possibilités littéraires des technologies numériques.
Enfin, dans le même esprit d’expérimentation, sera tracé un troisième itinéraire de recherche qui traverse la frontière de la littérature vers l’art. Il part du constat que dans l’Amérique de l’après-guerre, les divisions entre arts et littérature s’effacent. Les artistes combinent poèmes, sculptures, performances, et quittent les musées pour créer des monuments dans des lieux lointains. Ils s’intéressent aussi aux aspects scientifiques liés à la géologie et à l’écologie de ces sites. C’est le début de l’art environnemental, qui, à la fin des années 1960, entamait la réflexion sur la crise écologique qui avait déjà commencé et dont la gravité nous préoccupe aujourd’hui. Robert Smithson, un des artistes majeurs de cette période, était grand lecteur de Nabokov et inspiré par ses textes. La boucle est bouclée, dans la synthèse de « la précision du poète et de l’imagination du scientifique ».
Cette leçon met en lumière une recherche où la littérature et la science se rejoignent, et qui nous aide à réfléchir aux défis éthiques, technologiques et écologiques du présent.
La Chaire Marc Bloch de sciences humaines et sociales à l'USIAS a été créée en 2022. Elle constitue l’une des trois chaires temporaires d’une durée de deux ans, spécifiquement créées à l’attention de chercheurs strasbourgeois ayant apporté une contribution exceptionnelle dans leur domaine. Cette chaire a été nommée en l’honneur de Marc Bloch (1886-1944), un historien français qui a été professeur d’histoire médiévale à l’université de Strasbourg de 1921 à 1936. Co-fondateur de la revue historique « Annales », il était connu pour ses travaux sur l’histoire comparative et économique, ainsi que son intérêt pour l’interdisciplinarité.