Penser sur la brèche : langue(s), poésie, héritage
Penser « notre héritage » c’est, comme le montre Hannah Arendt, s’engager dans ce qu’elle nomme la « brèche entre le passé et le futur », se tenir dans la tension temporelle et l’instant de rupture où l’histoire de l’occident à la fois se rassemble et se brise dans les catastrophes du XXè et leurs suites au XXIè siècle. Cet héritage est sans testament : nulle parole d’autorité, nulle tradition, nulle doctrine qui en prédéterminent la signification, le sens, la fin. Alors, dans cette phrase – ce poème – des Feuillets d’Hypnos, la langue n’est plus d’abord ce qui de l’extérieur décrit la chose (a priori comme a posteriori), communique les (dernières) volontés réglant l’héritage, elle est la brèche où nous advient l’héritage et, en un sens qu’il faut interroger, l’héritage lui-même.
Méditer l’héritage comme langue et la langue comme héritage exige ainsi de penser sur la brèche. Penser sur la brèche appellera donc d’abord à penser, dans et à partir de la langue, la langue comme milieu de part en part historique. En effet, nous sommes dans la langue et ce lieu où nous nous tenons, ce lieu qui porte toutes les dimensions de notre existence, nous est laissé en héritage par celles et ceux qui avant nous parlèrent. Tout usage de la langue au quotidien répète des phrases, des mots, des significations, des sédiments de poèmes, échus de l’histoire de cette langue – et même des langues, puisqu’elles ne se déploient jamais ni unes ni seules. Un premier enjeu de cette journée d’étude sera donc de penser la langue comme étant avant tout un héritage, avec son épaisseur temporelle et historique, et non un médium transparent de communication. Pourtant, cette répétition, rendant possible l’usage de la langue, notre rapport à un monde et aux autres dans la continuité d’une tradition, menace toujours de s’enclore dans une réitération de l’identique qui perd toute parole dans le bavardage, et referme le monde à peine ouvert. Ce danger n’est pas accidentel, mais propre à la langue, et tout héritage – a fortiori l’héritage poétique et philosophique d’une langue – se trouve marqué de cette ambiguïté de la langue. Penser sur la brèche fait toujours courir le risque de la clore en la réduisant à un objet, un fantasme, une substance nationale. Un autre enjeu sera alors de questionner notre rapport à l’ambiguïté de l’héritage, des traditions philosophiques et poétiques, à partir du danger de la langue.
Le poème, s’il est aussi sédimentation et répétition de l’histoire de la langue, voire fantasme d’un testament, recèle la possibilité d’une métamorphose de la langue, de notre rapport à elle, et par là d’une nouvelle donne de l’héritage. Brèche dans la brèche, par où cette dernière peut être se révèle comme telle, il est le lieu où se décident et se jouent – se mettent en question – le danger de la langue, l’ambiguïté de l’héritage, et notre manière de nous y rapporter. Ce lieu du poème, la manière dont l’héritage y est donné, interrogé, voire refusé, et le rapport d’une pensée sur la brèche à la parole poétique – de la philosophie à la littérature – constitue un dernier enjeu majeur.
C’est à cette « pensée sur la brèche », c’est-à-dire à l’interrogation des rapports essentiels entre héritage, langue et poésie, que nous souhaiterions consacrer une journée d’étude au second semestre de l’année 2024-2025. Le champ de ce travail sera centré sur la philosophie et la littérature modernes et contemporaines, dans un contexte européen, en particulier franco allemand (Kant et post-kantiens, Nietzsche, Heidegger, Arendt, Derrida). Une place importante sera également dévolue à la tradition judaïque, qui, de Solomon Maïmon à Emmanuel Levinas, en passant par Franz Rosenzweig, constitue un moment décisif de l’interrogation de notre thème. Pour l’aborder, nous envisageons de croiser les approches : histoire de la philosophie, phénoménologie, mais aussi philosophie de la religion, psychanalyse et études littéraires