Mélissa Zehner, La Nuit se lève

Compagnie Les Palpitantes, écrit et mis en scène par M. Zehner, 2023.

 

La Nuit se lève naît d’une écoute : celle de la série de podcast Ou peut-être une nuit (Louie Media), créée en 2020 par Charlotte Pudlowski après avoir découvert l’inceste subi par sa mère, dans le but d’éclairer les mécanismes qui président à un secret et à un silence qui s’avèrent collectifs. De là, Mélissa Zehner, autrice et metteuse en scène, a l’idée de créer un spectacle sur l’inceste qui aura besoin de trois années de documentation, d’investigation et d’expérimentation créative en plateau avec la compagnie Les Palpitantes, pour voir le jour, fin 2023.

Une importante recherche a en effet nourri la création du spectacle : après une première phase de lecture pluridisciplinaire (Le Berceau des dominations de l’anthropologue Dorothée Dussy, Le Livre noir des violences sexuelles de la psychiatre Murielle Salmona, le recueil Peau de l’écrivaine Dorothy Allison, Le Sang des mots d’Eva Thomas, fondatrice de SOS Inceste), Mélissa Zehner a mené une enquête journalistique de terrain. Auprès du collectif SOS Inceste pour Revivre à Grenoble, elle a accompagné les membres de l’association, assisté aux permanences téléphoniques, participé aux ateliers théâtre et récolté des témoignages de victimes. Dans un mélange d’enquête par entretiens et d’enquête par observation participante, ce processus mi-inquisitorial, mi-créatif, est guidé par une éthique qu’on pourrait dire de la fidélité ou de la justesse : que la fiction née des documents et des témoignages, animée par le désir de dire l’indicible et de porter sur scène ces confessions, soit aussi au plus près du réel.

La Nuit se lève met en scène cinq femmes membres de la même association éponyme, Lisa (Laure Barida), Annie (Mélissa Zehner), Lola (Vinora Epp), sa sœur, l’anthropologue Sam (Maud Gripon), et la docteure Marion Stein (Sara Charrier), dans une fiction en trois parties (I. L’hôpital ; II. Association aux victimes d’inceste – La Nuit se lève ; III. Commémorations) entrecoupées d’ellipses, qui permettent de suivre sur le temps long leurs trajectoires. Dans ce spectacle-choral puissamment polyphonique, les voix qui s’élèvent racontent pourtant toutes la même histoire : celle de vies physiquement et psychiquement marquées, fracassées ou tuées par l’inceste.

Fictifs, les personnages n’en constituent pas moins autant de cas exemplaires. En effet, chaque histoire illustre un savoir sociologique ou scientifique sur les conséquences de l’inceste chez les victimes adultes : la conduite à risque de Lola, accro à la vitesse, les addictions de Lisa, qui finit « inces-tuée » (c’est-à-dire morte des suites de l’inceste), l’amnésie traumatique d’Annie, dont l’esprit « fracturé » n’arrive plus à se souvenir ni à penser. La porosité entre réel et fiction culmine dans le personnage de Sam, qui se révèle être la transposition fictionnelle de Dorothée Dussy, dont les travaux sont ainsi non seulement vulgarisés, mais aussi incarnés de façon sensible sur scène. À côté des personnages-cas sont également campés des personnages-fonctions : l’anthropologue Sam, ainsi que la psychiatre et psychologue Marion Stein. Leur rôle est évidemment lié à leur savoir, exposé de façon pédagogique sur scène. Mais leur présence permet aussi d’aborder le problème de l’objectivité scientifique, interrogé dans la pièce. Lors d’un entretien radiophonique, Sam, à qui l’on demande si « en tant qu’ancienne victime, [elle pense] apporter une vision nouvelle, sans angle mort » (je souligne), répond ceci :

Paradoxalement, cela induit souvent une forme d’illégitimité, comme si on était trop proche du sujet pour en parler, enfin, pas bien placé, en tout cas, jamais trop au bon endroit. Alors, c’est important pour moi de parler ici non pas en tant que fille de, mais en tant qu’anthropologue.

Si un doute réflexif taraude celle qui parle, si le savoir est donné comme situé, l’expertise scientifique du personnage n’en demeure pas moins bien réelle, et elle est rappelée pour cadrer de façon éthique la situation d’énonciation : l’étiquette d’« ancienne victime », qu’il ne s’agit pas d’effacer, ne doit pas non plus affecter la pertinence du discours de la chercheuse.

Au savoir est aussi conférée une fonction polémique, portée notamment par la tirade finale de la docteure Marion, qui, entre les deuxième et troisième parties, passe de la conférence à la tribune. Dans un registre pamphlétaire, le personnage attaque des théories sur l’inceste (le complexe d’Œdipe de Freud, l’aliénation parentale de Richard A. Gardner), vilipende les représentations pernicieuses des cultures savante et populaire (le contresens sur la Lolita séductrice) et met en accusation la culture du déni qui protège les agresseurs. La « performance » culmine sur l’autodafé d’un livre : mais lequel ? est-ce une œuvre de Freud, directement visé par la tirade, accusé d’avoir étouffé la réalité de l’inceste sous le discours du fantasme ? un livre-symbole incarnant et résumant toutes les « théories perverses et mortifères qui contribuent à décrédibiliser la parole des enfants victimes et à dédouaner les auteurs de violences sexuelles sur mineur·es » ? Quand on connaît le destin de l’œuvre de Freud au milieu du XXe siècle, la portée et l’interprétation de ce geste provocateur changent selon qu’il s’agit d’une attaque ad hominem ou d’une remise en cause plus large des dérives de la psychanalyse. Entre destruction et régénération, le feu, dans tous les cas, est porteur d’une ambivalence à interroger. Réactivant sa symbolique purificatrice et révolutionnaire (Saint-Amand & Zbaeren, 2022), capable de faire advenir un autre monde sur les ruines de l’ancien, le feu de rage devient feu follet, feu de joie et feu de camp, devant lequel la colère collective trouve peu à peu à s’apaiser en musique et en chœur.

Par-delà la mission thérapeutique confiée à la musique dans La Nuit se lève, il faut également souligner son rôle dans la structuration et l’énonciation d’une pièce sur l’inceste, qui soulève des difficultés de représentation côté scène (comment incarner l’indicible et l’impensable sur les planches du théâtre ?), et de recevabilité côté public (comment tenir, pendant toute la durée du spectacle, face à l’insoutenable ?). Transition ou respiration bienvenue entre les confessions, la musique est aussi un mode possible dans lequel transposer l’inceste : le rap d’Annie, proche en cela de la poésie-thérapie étudiée par Isabelle Blondiaux, lui permet de « dire autrement ce qui ne peut se dire dans le discours usuel » (p. 75), de verbaliser ce que son grand-père lui a fait subir, et qu’elle ne parvient pas à formuler devant sa thérapeute. Déplacée sur un autre registre et dans une autre langue, la violence n’est pas tant effacée ou esthétisée que convertie, retournée en arme créatrice et cathartique, comme le suggère la citation d’Eva Thomas projetée au mur lors de la pièce-chorégraphie montée par les membres de l’association, qui s’achève sur le « Lacrimosa » de Mozart : « Les fantasmes n’ont jamais tué personne, seulement les fusils et les couteaux. Après avoir subi l’inceste, l’envie de tuer son père (ou frère, cousin, oncle, beau-frère…) est signe de bonne santé psychique, un réflexe plus sain que la culpabilité ».

La musique, plus largement, fait partie du dispositif formel et matériel mis en place dans La Nuit se lève pour rendre l’inceste tolérable sur la scène et dans l’espace même du théâtre. Sur ce point, on pourrait dire que la metteuse en scène et la compagnie sont guidées par un souci éthique, proche de la philosophie du care : celui de trouver une forme d’écriture et un cadre dramaturgique capables de porter la violence sans la rendre oppressante. Cela se traduit, d’une part, par les modes de confession, médiés, indirects, souvent en duo, qui confèrent de la distance et de la nuance aux récits : Annie est présentée par Lisa, dont l’histoire sera racontée par Annie, ce qui introduit un écart enrayant la production d’un pathos écrasant ; lors d’une dispute avec Sam, qui refuse de porter plainte contre leur père, Lola revient sur son histoire, alors confrontée à la version de sa sœur, ce qui injecte de la complexité dans les décisions individuelles, qu’il devient délicat de juger. Cela passe, de l’autre, par la mise en place d’un dispositif d’accompagnement et de soin concret autour du spectacle, dont sont anticipés les effets possibles sur le public. Dans un entretien d’octobre 2023, Mélissa Zehner, consciente d’avoir affaire à un sujet sensible, dit tenir à la présence de psychologues bénévoles, ainsi qu’au maintien d’un sas entre l’entrée et la salle, pour que chacun·e puisse sortir, revenir ou partir à sa guise. La Nuit se lève montre ainsi comment la réflexivité éthique permet de renouveler les pensées, les pratiques ainsi que les dispositifs d’art et de création.

[NB : cette notice s’appuie sur une captation du spectacle tel qu’il a été représenté en novembre 2023, au Théâtre de la Cité, CDN Toulouse Occitanie. Il a fait, depuis, l’objet de modifications.]

 

Kathia Huynh

 

Bibliographie :

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